Aube

La lune décline lentement.
Ce n'est pas encore tout à fait le matin, les oiseaux ne chantent pas encore.
Mais ici, la vie se fait plus sentir.
C'est la rivière qui se roule tranquillement dans son lit, se souciant peu de s'il fait jour ou nuit.

Egon aime bien cet endroit, par là bas l'eau est juste assez profonde pour se baigner.
Ses flancs sont poisseux de sang, résultat de sa rencontre avec un puma.
Et avec Smutek.

Les deux étalons marchent quasiment côtes à côtes depuis quelques minutes.
L'étalon brun se sent étrangement dénudé si près de Smutek.
Sa carapace ne le protège plus, ni des griffes, ni du froid.
Mais il n'en montre rien.

« D'où viens tu au fait ? J'ai longtemps été dans l'Erimos mais je ne t'y ais jamais vu. »

Les pas des deux étalons, bien qu'assurés et puissants, ne semblaient pas perturber la plénitude de l'endroit. Ils s'y fondaient parfaitement. L'endroit dégageait un certain sentiment de sécurité, sentiment que Smutek avait toujours apprécié. Mais ce n'était pour autant qu'il fallait entièrement relâcher la garde.  
Smuek n'osait rien dire, de peur de troubler le lieu, de dire une bêtise. Ce fut Egon qui le soulagea, en quelques sortes, après avoir pris le premier la parole. « C'est normal. J'ai passé le plus clair de mon existence à vaguer. Quand tu étais sur l'Erimos, je devais surement être sur le Lernayin ou la Taïga » Smutek sourit faiblement puis continua « En réalité je suis né sur les terres de la Taïga mais je n'ai jamais considéré le lieu comme ma maison. Du coup, j'ai essayé de trouver des terres qui auraient pu l'être mais ce fut un échec. » L'étalon bai finit par soupirer. « Et toi ? Tu es de l'Erimos ? »

Egon continuait de marcher, les yeux fixés sur l'horizon pâlissante.
Les paroles de Smutek confirmait ce qu'il soupçonnait depuis la lande.
L'étalon avait dû être rejeté à cause de son pouvoir.
C'était triste.

« En quelques sortes. »

Ils arrivèrent sur les berges de la rivière, à un endroit très familier d'Egon.
L'étalon y trempa les antérieurs : pas chaude.

« Je suis né ici, précisément. »

Il reporta son regard sur le bai et ajouta calmement.

« Mais mon père était du désert. Tu sais ce que ça veut dire : les poulains de l'Erimos ne sont pas particulièrement les bienvenus ici. »

Smutek effleura la surface de l'eau avec son museau avant de s'arrêter un instant sur l'image que la rivière lui renvoyait. Il pouvait y voir un piètre étalon, qui, même si l'on voyait qu'il n'était pas vieux, n'avait rien de fougueux. Las. L'étalon bai finit par redresser la tête lorsque le brun passa près de lui pour s'avancer un peu plus dans l'eau. On pouvait alors voir que le rouge du sang des blessures d'Egon se mélanger au bleu cristallin de la rivière.
Lorsque ce dernier lui indiqua son lieu de naissance, le cheval bai ne put s'empêcher d'imaginer la scène de sa naissance. Cette pensée le fit sourire. Un sourire éphémère. « Le rejet... Voilà quelque chose que nous avons en commun »
Smutek finit par secouer l'air de sa queue avant de s'éloigner un peu du bord. Il ne partirait pas loin, juste le suffisant pour laisser à Egon un certaine intimité. Le bai resterait dans les environs, à monter la garde ou juste être là au cas ou le brun rencontrerait des difficultés.  

Egon le laissa s'éloigner sans rien dire.
L'étalon n'avait pas entièrement raison.
Lui avait su trouver du soutien dans l'Erimos.
Au sein d'un troupeau du désert, on se serrait les coudes.
Être affligé de pouvoirs dangereux et destructeurs rapprochait les chevaux.
Tous étaient logés à la même enseigne, et ils s'entraidaient pour pouvoir maîtriser leurs capacités.

Smutek n'avait pas pu connaître ça.
Mais Egon jugeait inutile de le lui faire remarquer, cela ne pourrait que lui faire de la peine.


L'étalon s'enfonça progressivement dans la rivière, rougissant l'eau de son sang.
Le soleil pointait ses premiers rayons.
Aube.

Smutek tint son rôle consciencieusement, du moins au début. Il restait aux aguets, guettant le moindre bruit, la moindre odeur. Il veillait à ce qu'aucun danger ne vienne entraver le bain du brun. Il baissait de temps en temps la tête lorsqu'il trouvait un brin d'herbes appétissant ou quelque chose qu'il savait comestible. Et ce fut sans se rendre compte qu'il se laissa vaguer dans ses rêves. Ses rêves éveillés. Il se voyait parmi les siens à vivre une vie simple mais heureuse. Etre respecté des autres et être aimé pour ce qu'il était, comme lorsqu'il était poulain.
Quand Smutek réouvrit les yeux, il se vit là, seul. Dure réalité. Néanmoins c'était son habitude et il endurait.
Se réveillant un peu plus, le bai tourna la tête vers la rivière cherchant du regard le brun légèrement inquiet. Il espérait que sa rêverie n'ait pas aggravé son cas. Piètre garde.

L'étalon avait presque oublié la présence de Smutek.
Il continuait de découvrir ce phénomène inconnu : la douleur.

L'eau avait lavé et rouvert certains de ses entailles.
La morsure à son garrot était particulièrement pénible.
Mais Egon était plus curieux que gêné.

Il testait ses muscles, découvrant quels mouvements réveillaient la douleur.
Cette sensation de vulnérabilité était étrangement captivante.


Egon était ressortis de l'eau et, couché en vache, il regardait le soleil se lever lentement.
Il avait cherché Smutek des yeux, sans le trouver.
Peut être avait il décidé de repartir en fin de compte.

Smutek se retourna et prit un petit trot pour s'approcher de la rivière. De là, il balaya du regard les horizons avant de voir Egon, couché non loin de là. Le bai soupira, apaisé car le brun ne semblait pas être en mauvaise posture.
Le soleil dans le dos, le bai entreprit une marche un peu hésitante, tête légèrement basse. Il se dirigeait vers Egon. A quelques centimètres de lui, Smutek s'arrêta. D'un rapide coup d'oeil, il inspecta la robe de l'étalon. Les blessures semblaient plus propres même si pour certaines, elles étaient encore saignantes. Smutek ne supportait que très peu la vue du sang, du coup il préféra détourner son regard. Il observa alors que les rayons du soleil commençaient peu à peu à réveiller la nature qui était jusque là paisiblement endormie. « Comment te sens-tu ? »  

Egon sentit le froid revenir avant de voir ou d'entendre Smutek.
Il soupira discrètement avant que le bai n'arrive à sa hauteur.
A son approche, il ne bougea pas d'un pouce, il tourna juste la tête dans sa direction.

« Ça va. Ça tire, ça picote. »

L'étalon nota que Smutek avait précipitamment tourné les yeux de ses blessures.
Cela le fit sourire un peu.
Puis son estomac gargouilla.
Ah... oui.

Ca picote ? Seulement et simplement ? Ce n'était pourtant pas comme si les blessures n'étaient que des éraflures... Smutek reporta entièrement son attention sur Egon avant d'entendre son ventre faire des réclamations. Ces dernières soutirèrent à l'étalon bai un sourire. « Je vois que nous ne sommes pas que deux ici...  » déclara-t-il en parlant de l'estomac du brun.
Smutek hésita quelques instants à reprendre la parole en voyant la position de son interlocuteur. Egon était couché et semblait décider à se reposer. Néanmoins, Smutek osa tout de même. «  Peut-etre devrions nous faire un tour dans les environs histoire de voir ce qu'il y a de bon à manger. »

Egon grimaça à sa remarque.
L'étalon promena son regard autour de lui pour chercher d'éventuels brins à grignoter.
Une petite herbe gorgée d'eau, sans goût les entourait.
Egon pesait le pour et le contre, pas très désireux de se relever.

« Je crois que je vais rester encore un peu ici, la nuit a été un peu longue... »

Il secoua l'encolure, écartant ses crins de ses yeux.

« Mais ne te dérange pas pour moi, l'endroit est relativement sûr, même les juments viennent mettre bas ici. »

Smutek ne savait que faire. Il se demandait s'il devait partir, laissant Egon et ses blessures où s'il devait rester près de lui, à veiller. Le bai rassembla dans son esprit toutes les possibilités qui s'offraient à lui avant de décider.« Bien. Je ne serai jamais très loin. Si jamais tu as besoin de moi, il te suffira de m'appeler. » Son ton était calme.
Smutek avait senti qu'Egon devait se retrouver un instant seul, face à lui même. De plus, le jeune étalon ne voulait pas passer pour une sorte de sangsue, chose qu'il n'a jamais été. Il savait s'éloigner lorsque le besoin se faisait sentir.
D'un signe de tête ainsi que d'un faible sourire, Smutek se retourna. D'abord marchant d'un pas lent, il prit ensuite un petit trot. Un trot soutenu et élégant, encolure légèrement courbée. Bientôt, l'étalon disparaissait.